Sherry Lawson – Conteuse autochtone
– Orillia a célébré son 150e anniversaire il y a quelques années, et on a reçu des lettres de toutes sortes de municipalités des quatre coins du comté, et plus loin, jusqu’à Toronto, disant qu’on est une communauté de Premières Nations et qu’on est là depuis longtemps, et nous demandant si on aimerait venir les aider à célébrer avec eux, parce que le Canada aussi a 150 ans, comme la ville d’Orillia (la ville et le village à l’époque). Alors on y a réfléchi et on a consulté nos aînés et nos jeunes, et ils ont répondu : « 150 ans est une date arbitraire qui ne veut rien dire pour nous. Nous sommes ici, d’après l’histoire de notre création, depuis le début des temps. Nous avons été placés ici très soigneusement par le Créateur dans ce lieu de rassemblement spécial. »
Alors j’ai aidé le chef à rédiger une lettre à tous ces maires et ces cantons et à tous ceux qui nous avaient demandé de l’aide. Ils voulaient qu’on vienne avec nos danseurs et nos tambours et toute la variété de saveurs des Premières Nations. Pendant un an, on a reçu des invitations. On a écrit une charmante lettre pour les remercier, et dire qu’on comprenait que c’était une année importante pour leur municipalité et pour le Canada en tant que pays, mais que pour nous, c’est un jour arbitraire, parce qu’on est ici depuis tellement longtemps. On célèbre chaque jour tout ce qui nous a été donné. On reste un peuple très reconnaissant malgré notre histoire parfois chaotique, et on ne pourra pas amener nos danseurs et nos percussionnistes. Mais habituellement quand on organise une grande fête, il y a un gâteau, alors on viendra vous aider à manger ce gâteau. Les demandes ont cessé après ça.
Et en fait, si on lit un livre d’histoire, sur l’histoire du comté de Simcoe et l’histoire de la ville, on voit qu’on parle très peu des Premières Nations. On oublie que jusqu’à 1830, c’était ici qu’on vivait, ici même où on se trouve aujourd’hui.
– Au centre-ville.
– Oui. Et Champlain, quand il est arrivé dans la région dans les années 1600, a parlé des autochtones qui l’ont accueilli et l’ont aidé. Ses hommes étaient très malades après un long périple en mer. Beaucoup d’entre eux avaient le scorbut (on suppose aujourd’hui) et nos guérisseurs les ont aidés à se remettre sur pied. On les a nourris et on leur a donné les meilleurs soins. Comme mon père disait, on avait un système d’immigration très laxiste dans ce temps-là, parce qu’on accueillait tout le monde.
Cet endroit était connu comme étant un lieu de rassemblement depuis des centaines d’années. Les gens des Premières Nations se rassemblaient là où les deux lacs se rencontrent pour tenir des grandes assemblées. Il y a eu une assemblée tenue ici quand on a commencé à parler des pensionnats autochtones, et tous les chefs ont été appelés de partout pour discuter de la question. On m’a dit que c’est en fait des scribes de l’Église catholique qui ont pris les notes pendant l’assemblée, et qu’à un moment donné, ils logeaient sur Strawberry Island, où il y avait un gîte pour le clergé catholique. C’est là où ils gardaient le procès-verbal de l’assemblée. Je ne sais pas où ce procès-verbal se trouverait aujourd’hui, parce que la propriété a été vendue. Tous nos chefs se sont levés et ont dit qu’on avait l’occasion de donner à nos enfants un avenir différent, parce que le gouvernement nous avait dit que les pensionnats seraient une bonne chose pour nos enfants. Qu’ils leur apprendraient à lire et à écrire, à vivre dans ce monde, à survivre et à prospérer. Alors, à la fin, il y a eu un vote, et ils ont accepté de laisser partir les enfants.
On connaît aujourd’hui la sombre histoire qui a été révélée sur les pensionnats, tout comme celle de la rafle des années 60 commence à l’être. Beaucoup de membres de notre communauté ont été touchés par ces deux choses-là. Il y a des histoires dans ma communauté sur les enfants qui ont été enlevés, et ces histoires vivent encore dans l’esprit des gens de 60, 70 ans.
Dans notre communauté, il y avait à l’époque une voie ferrée qui passait derrière la réserve. Les gens du gouvernement sont venus en train. Ils sont allés de porte en porte avec l’agent indien, commençant par le sud de la réserve et allant jusqu’au nord, et ils ont demandé qu’on leur donne tous les enfants. Puis ils les ont fait monter dans le train et ils les ont emmenés. C’est ma grand-mère qui m’a raconté cette histoire, plus d’une fois. Et je lui demandais : « Grand-maman, pourquoi tu me racontes toujours ça? » Elle disait que je devais me souvenir de chaque mot, parce que ça serait important dans le futur. Elle a dit qu’elle se tenait au bord de la voie ferrée quand tous les enfants sont montés à bord en pleurant, puis le train est parti vers le nord.
On sait maintenant que la plupart de nos enfants ont été emmenés à Sault-Sainte-Marie, où ils sont allés à l’école, le plus loin possible pour qu’on ne puisse pas les voir. Elle a dit que les hommes se tenaient là en silence alors qu’on disait au revoir aux enfants et que les mères pleuraient et hurlaient. Elle s’est souvenue longtemps de ces larmes. On a été sans enfants pendant très longtemps. Quand des enfants naissaient, le train revenait pour les emmener. On sait maintenant comment ça a affecté notre histoire, comment ça a affecté notre âme, comment ça a changé notre avenir. Et même si je n’ai pas moi-même été une enfant qui a fréquenté ces pensionnats, j’ai ce souvenir culturel, grâce à ma famille, ma communauté, et aux autres histoires qui ont été révélées.
La rafle des années 60 était horrible aussi. Le gouvernement ontarien (avec l’aide du gouvernement fédéral, parce qu’on ne pouvait pas mettre les pieds sur une réserve à l’époque sans la permission de l’agent indien) a enlevé beaucoup de nos enfants dans les années 60. Ils les ont raflés, les ont pris et les ont donnés à d’autres familles. On découvre aujourd’hui que beaucoup de ces enfants-là ont été vendus à des familles américaines. Ils ne sont jamais rentrés à la maison et n’ont jamais su d’où ils venaient.
J’ai un très bon ami… lui et ses six frères et sœurs ont été raflés dans ces années-là et ils ont tous été séparés. Ils sont rentrés à la maison quand ils étaient dans la vingtaine. Leurs parents parlaient l’ojibwé et non l’anglais, alors ils n’avaient pas de sentiment d’appartenance. C’était une période très difficile pour eux et encore aujourd’hui, il est dans la soixantaine et il vit chaque jour avec cette perte et avec ce deuil.
On a de la chance, dans notre communauté que les gens du coin appellent Rama, la réserve Rama, la Première Nation Rama. Rama n’est pas un mot dans notre langue. Le nom traditionnel de notre communauté est Mnjikaning, qui veut dire « les gens de la barrière de poissons », « l’endroit de la barrière de poissons. » Il y a un lieu spécial, là où les deux lacs se rencontrent, qu’on appelle aujourd’hui Atherley, où notre barrière de poissons existe encore sous l’eau. Pendant 5 000 ans, on a pêché ces poissons au printemps, parce que le Créateur nous avait promis qu’ils se rassembleraient là pour nous. On nous avait aussi dit que quand les poissons se rassembleraient à ce moment-là, ils tiendraient conseil et décideraient quels poissons donnerait leur vie pour les êtres à deux jambes – pour nous. Alors une grande cérémonie accompagnait la pêche. Du tabac devait être offert, et des prières devaient être prononcées pour rendre grâce pour ce qui allait nous être donné.
Une autre chose que beaucoup de gens ne savent pas, c’est que notre peuple a perdu ses droits de chasse et de pêche dans la région pendant très, très longtemps. Quand j’étais enfant, j’allais pêcher avec mon père. On attrapait beaucoup de perches et même des brochets. Il avait une sorte de lance en métal sur laquelle on embroche les poissons encore aujourd’hui (c’était dans les années 60). Je devais l’apporter chez les voisins et l’accrocher sur leur quai. C’était mon travail quand on rentrait. Une fois j’ai dit à mon père : « Pourquoi on ne le laisse pas ici? On a un crochet pour mettre sur notre quai. Comme ça, les poissons peuvent être dans l’eau. » Il a dit : « Eh bien, on n’a pas le droit de prendre le poisson. Si l’agent indien ou quelqu’un du gouvernement vient, je vais devoir aller en prison. » Donc il les laissait chez les voisins parce qu’ils pouvaient pêcher les poissons. Et il y a des aînés qui m’ont dit qu’à un moment ou un autre dans notre histoire, on était tous des braconniers, parce qu’on faisait illégalement ce qu’on était censés faire depuis le début des temps.
De retour à notre époque… nos enfants et nos petits-enfants n’ont jamais eu la chance de connaître ces cérémonies et de savoir à quel point la vie des poissons, des oiseaux, des grenouilles, toutes ces choses-là, était importante pour nous. Il fallait rendre grâce et présenter des offrandes de tabac. Nos enfants aujourd’hui ne savent pas ça. Ils ne savent pas que quand on est dans un concours de pêche, il faut offrir du tabac et dire une prière pour la vie qu’on est sans doute sur le point d’enlever à un être.
Alors on a réglé ce traité de Williams, dans les 18 derniers mois, avec différents paliers du gouvernement. On s’est battus pendant plusieurs dizaines d’années pour qu’ils reconnaissent qu’on est ici depuis le début, qu’ils ne peuvent pas nous enlever ça et qu’on doit reprendre nos droits. Dans le cadre de ce règlement, ma communauté et d’autres dans la région du traité Williams ont reçu de l’argent, pour aider avec ces choses culturelles. Pour essayer de rétablir l’histoire qu’on a perdue. Pour enseigner à nos enfants à l’école comment poser un collet, ou quoi faire lorsqu’ils capturent une grenouille-taureau – et on mange leurs succulentes jambes blanches. C’est une autre perte dont certains d’entre nous faisons le deuil sans même le savoir.
Mon peuple est ici depuis le début, et quand les Ojibwés et les autochtones en général se rassemblent, il y a beaucoup de rires. On pourrait croire qu’il y a beaucoup de larmes quand on pense à tout ce qu’on a vécu. Il y a beaucoup de rires. Et les aînés de ma communauté m’ont dit plusieurs fois quand j’étais plus jeune que c’était souvent grâce au rire qu’on pouvait aller de l’avant. On va être ici encore longtemps. On n’aura peut-être pas la même forme qu’on avait il y a 150 ans. Parfois c’est mieux, parfois c’est pire. Mais nos histoires nous disent qu’on sera là jusqu’à la fin.