Entretien avec Gordon Kodata
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[Bruit de fond, enfants jouant, faible son de musique]
[Invité] Gordon Kodata : Nous avons quelques informations sur le premier Japonais. En fait, il est arrivé par accident. Ce n’était pas prévu. Il pensait se retrouver quelque part aux États-Unis mais il a fini par arriver à Victoria, sur l’île de Vancouver. Et il est devenu un véritable commerçant. Il s’agit de Manzo Nagano de la préfecture de Nagasaki. Donc, bien qu’il soit arrivé par accident, et peut-être à cause de cela, il y a eu une sorte de pause de l’immigration en provenance du Japon. En fait, l’immigration en provenance du Japon a vraiment, disons, pris de l’ampleur ou a augmenté en nombre entre 1895 et 1910 environ : il y a alors eu un afflux d’immigrants.
[Journaliste] Anne Roberts : Et pourquoi? Les conditions de vie au Japon étaient-elles mauvaises et poussaient-elles les gens à chercher refuge ailleurs?
Kodata : Je ne pense pas du tout que cela soit lié à de mauvaises conditions de vie au Japon. En fait, à cette époque, l’économie du Japon était très florissante. Mais je pense que c’est lié, tout d’abord, au fait que le Japon avait littéralement fermé ses portes pendant 300 ans. Et ce, jusqu’à ce que, comme nous l’évoquons souvent, le Commodore [Matthew] Perry des États-Unis arrive et oblige plus ou moins le Japon à ouvrir ses portes et à s’impliquer sur la scène internationale. C’était en 1865. Peut-être que ce type de relation avec l’extérieur a permis une meilleure prise de conscience de ce qui se passait à l’extérieur. Et lorsque vous avez ce type de prise de conscience, les gens – ceux qui sont curieux – veulent connaître l’extérieur; ils veulent y aller. Et puis, il y a la situation économique, pas seulement au Japon : dans ce cas, il s’agit de la construction du chemin de fer Canadien Pacifique. Il y avait besoin de main-d’œuvre. Cela avait des avantages et des inconvénients, mais ils ont tout de même fait venir beaucoup de main-d’œuvre d’Orient et les Japonais en faisaient partie. Et l’économie de la Colombie-Britannique dépendait en grande partie de l’industrie forestière. Ils avaient besoin de main-d’œuvre. Donc euh…
Roberts : Donc cela a attiré les Japonais ici?
Kodata : Attiré, euh oui. Et aussi, une fois que quelques-uns d’entre eux sont arrivés, ils ont pu faire venir leurs frères, leurs sœurs ou les membres de leurs familles, donc il y avait, oui, une attirance, un attrait. Ils se sont peut-être dit des choses comme « C’est un pays où on peut gagner un bon salaire ». Il y avait probablement plusieurs raisons, mais tout s’est enchaîné au début des années 1900.
Roberts : Ont-ils été déçus une fois arrivés ici? Les conditions de travail étaient-elles pires et les salaires plus bas que ce qu’ils pensaient au départ?
Kodata : Eh bien, euh, je ne pense pas qu’il y ait eu beaucoup d’attentes parce qu’il n’y avait pas autant de moyens de communication qu’aujourd’hui. Ils sont donc sans doute arrivés avec beaucoup d’attentes, mais avec très peu de connaissances. Ils sont peut-être arrivés en pensant qu’ils pourraient faire fortune ou qu’ils pourraient s’installer. Je ne pense pas qu’ils soient venus avec des objectifs très ambitieux. Mais une fois arrivés ici, je crois qu’ils se sont progressivement rendu compte qu’il y avait un certain degré de discrimination sur le marché du travail ou dans toute la structure sociale, et c’était vraiment le cas à l’époque.
Roberts : L’exemple le plus frappant de cette discrimination est peut-être celui de la Seconde Guerre mondiale, avec l’évacuation des Japonais vers l’intérieur du pays et la confiscation de leurs biens. Y a-t-il encore de l’amertume au sein de la communauté japonaise?
Kodata : Euh, je ne pense pas qu’amertume soit le bon mot. Et nous-mêmes n’utilisons pas cette expression, nous ne disons pas qu’il y a de l’amertume. Beaucoup de choses se sont passées. Il y a eu des situations malheureuses, et c’est principalement à cause des pratiques discriminatoires qui existaient, et c’était malheureux; c’était regrettable. Mais je ne pense pas qu’il y ait de l’amertume. Nous espérons que cela ne se reproduira pas. C’est probablement la principale préoccupation.
Roberts : Est-ce qu’on parle ou on pense encore à une indemnisation ou à des mesures qui devraient être prises suite à ce qui s’est passé?
Kodata : Il y a des discussions. Il y a toujours des débats à ce sujet. Il existe probablement un espoir dans le fond qu’une compensation pourrait être mise en place. Et dans certains groupes, il peut y avoir ce que nous pourrions appeler une revendication à ce sujet. Mais nous nous rendons également compte que nous avons surmonté cette épreuve, que nous avons souffert mais que nous l’avons surmontée, et que nous devons continuer à avancer. Un grand problème technique se pose également lorsque l’on essaie de résoudre la question de la compensation : comment faire, trente ans après les faits?
Roberts : dans quelle mesure les Japonais ont-ils pu conserver leur culture et leur langue (deuxième, troisième génération)? Combien de ces enfants comprennent le japonais?
Kodata : Sur le plan linguistique, c’est très difficile. C’est difficile parce que la communauté japonaise de la région de Vancouver s’est disons un peu dispersée dans les communautés périphériques et qu’il n’y a pas une grande concentration de Japonais à Vancouver.
Roberts : Mais avez-vous pu conserver la culture au sein de l’unité familiale?
Kodata : Dans la structure familiale… Une sorte de phénomène intéressant s’est produit au sein de la deuxième génération que l’on appelle les nissei[s]. Du fait de leur expérience, de leur expérience réelle de la guerre, il existait un certain sentiment que nous ne devions pas trop essayer de conserver notre culture, notre langue. Cela remonte peut-être aux années 1950. Cependant, nous constatons que la troisième et la quatrième génération… bien qu’elles ne parlent pas très bien la langue et qu’elles en comprennent juste quelques bribes, s’y intéressent beaucoup. Et je pense que ce n’est pas seulement le cas de la communauté japonaise. C’est probablement parce qu’il y a une prise de conscience, une sorte de réveil de l’existence de toutes les races ethniques au Canada. Nous avons été motivés par cela aussi. Ainsi, nous constatons que la troisième génération, les sansei[s], parle à peine japonais mais s’intéresse beaucoup à son patrimoine culturel. Ils se demandent d’où vient le grand-père et à quoi ressemble le pays. Au-delà de cela, ils savent qu’ils sont canadiens d’origine japonaise et y voient quelque chose de positif. Et je pense que c’est important.
Roberts : Eh bien, joyeux centenaire à vous.
Kodata : Merci beaucoup.