L’essor et le déclin
Au tournant du 20e siècle, l’empire de Francis Clergue connaîtra une fin tout aussi dramatique et fulgurante que son ascension aura été spectaculaire. En 1900, la construction du Mill Square – la Place du moulin – était presque terminée et les opérations roulaient à plein régime. Les nombreux visiteurs étaient stupéfaits par l’ampleur et la modernité des installations. En seulement quatre courtes années, Clergue avait réussi à transformer un petit canal hydroélectrique vétuste en un géant complexe industriel. Plus encore, il avait fait de Sault-Ste-Marie une ville prospère, jouissant d’infrastructures ultra modernes, tel son circuit de tramways électriques.
Aux demandes répétées de ses bailleurs de fonds en mal de récolter les fruits de leurs investissements, Clergue répondait chaque fois en déposant sur la table un autre projet ambitieux et visionnaire. Ainsi, lorsque d’importants gisements de fer et d’or ont été découverts à Wawa, il proposa à ses partenaires d’assurer le transport du minerai jusqu’au Sault. En d’autre mots, cela se traduisait par la construction d’une ligne de chemin de fer, le déploiement d’une flotte de cargo, et la mise sur pied sans plus tarder d’une aciérie pour la production de l’acier et la fabrication de rails de chemin de fer à la nouvelle aciérie.
Les actionnaires, tout autant que les politiciens à Ottawa et à Queen’s Park sont intrigués et davantage ébahis par l’audace et la vision de Clergue. Il était alors d’opinion populaire que toute nation respectable devait être pourvue d’une industrie de l’acier, et le Canada ne faisait pas l’exception. À cette vision s’ajoutait l’attrait avoué pour les gouvernements de voir se développer les vastes et riches territoires du nord de l’Ontario qui seraient appelés à devenir le «Nouvel Ontario».
À cette époque, le Canada importait tout l’acier dont le pays avait besoin pour la fabrication des rails de chemin de fer. Flairant la bonne affaire, Clergue convint les deux paliers de gouvernement qu’il avait la capacité et les moyens de produire sur place, au Sault, tout l’acier nécessaire pour répondre à la demande canadienne, à la condition qu’on lui garantisse l’exclusivité des approvisionnements. Malgré les objections de certains qui prétendaient que l’acier importé serait toujours plus économique et de qualité supérieure, le contrat lui est accordé. Les investisseurs se ruent aux portes, et Clergue voit le rêve de sa vie devenir réalité. Il s’empresse alors de rassembler toutes ses opérations sous un même toit en créant la Consolidated Lake Superior Company (CLSC). En 1903, la valeur aux livres de la nouvelle corporation est évaluée à 150,000,000 $ – une somme colossale en ce début de siècle.
Avec ce contrat gouvernemental exclusif en poche, en plus des tarifs protectionnistes et des primes accordés par l’État, les créanciers pouvaient-ils enfin espérer récolter leurs dus ? Les premiers rails de fabrication canadienne sortent des usines en 1902, et la gigantesque centrale hydroélectrique construite en face, au Sault, Michigan, produit déjà ses premiers kilowattheures. Quel meilleur prétexte pour marquer l’événement avec faste et d’en mettre plein la vue à tout le gratin politique et financier des deux côtés de la frontière, dont le Premier ministre Laurier, sans compter les ouvriers et la population du Sault qui sont également conviés à la fête. Repas gastronomiques servis à des milliers de convives, orchestres er fanfares, feux d’artifices; rien n’est laissé au hasard pour impressionner la galerie. Coût de cette gigantesque opération de marketing: plus de 100,000 $.
En 1902, l’optimisme de Clergue est à son comble. La bonne fortune semble sourire à tout ce qu’il entreprend. Pourquoi alors s’arrêter ? Personne n’avait encore eu l’idée de construire une voie ferrée reliant le Sault à la Baie James. Une autre bonne affaire en perspective. Toutes les richesses et matières premières qui regorgent de ce vaste territoire du nord de l’Ontario seraient ainsi canalisées vers le Sault pour alimenter les diverses usines de son empire. Conséquemment, il faut donc prévoir l’ajout de nouvelles scieries et usines de pulpe et papier, de même qu’une aciérie. Un nouveau projet d’expansion qui fait rêver Clergue. Serait-ce qu’il pourra enfin se mesurer aux plus grandes fortunes de Chicago et de Philadelphie ? Mais, c’est encore là sans tenir compte de l’impatience de ses créanciers qui atteignait rapidement un point de non retour.
Le talon d’Achille de l’empire devenait de plus en plus évident. Clergue avait certes développé un vaste réseau d’entreprises, mais la majorité d’entre d’elles n’avait d’autre raison d’être que d’approvisionner la suivante. À ce jour, tous les investissements consentis avaient servi à bâtir les infrastructures, extraire les matières premières et alimenter la chaîne de production. Or, pour espérer un minimum de profitabilité et permettre aux actionnaires de récolter des dividendes, il fallait à tout prix trouver des débouchés extérieurs pour les produits finis qui sortaient des usines de papier et de l’aciérie.
Malheureusement pour Clergue et ses actionnaires, les conditions du marché n’ont pas été au rendez-vous en ce début de siècle. Le prix du papier venait de tomber en chute libre, et les premiers rails sortis de l’usine étaient invendables parce qu’imparfaites. Il faudra attendre la deuxième livraison avant de pouvoir toucher un seul sous. De plus, la demande pour l’acier a été loin d’être à la hauteur des prévisions. Les fonds de roulement venant à s’épuiser, il n’en fallait pas davantage pour mettre l’empire en péril. Dès le début de 1903, les créanciers retireront leurs billes du jeu. En septembre, Clergue ne sera plus en mesure de payer ses employés.
C’est alors la révolte. Les travailleurs descendent dans la rue, fracassent les vitres du siège social et s’emparent des armes au magasin général. Le maire Plummer, craignant le pire, fera appel à la milice pour rétablir l’ordre. Des renforts arriveront de Toronto le lendemain et un calme précaire reviendra dans les rues de la ville.
Un fonds de sauvetage de 2 millions $ sera consenti par le gouvernement ontarien car, de toute évidence, on ne pouvait abandonner la ville et ses industries qui avaient connu une expansion si fulgurante en moins de huit ans. La majorité des entreprises de Clergue éviteront ainsi la faillite et un plan de relance sera mis en place. Francis Clergue pour sa part n’aura pas droit aux mêmes égards. Démis de ses fonctions et dépouillé de tous ses titres et privilèges, il restera durant quelques temps au Sault avant de rejoindre sa sœur à Montréal où il décèdera en 1939.