Les braves
À dompter les pitounes à coup de drave et de misère, savaient-ils qu’ils seraient les derniers ? Ces hommes, aux mains crevassées de silence, qui transformèrent les forêts insondables en bétail docile, le menant ensuite sur les eaux capricieuses d’une rivière rancunière. Ils ont fait de ce bois le papier d’où jailliront des poèmes qu’ils ne pourront pas lire.
Je les leur chanterai et la rivière, repentante, écoutera.
Stéphane Rostin-Magnin
Lors de notre descente du Saint-Maurice, peut-être avez-vous remarqué ici et là des billes de bois surgissant à l’improviste devant notre canot. Leur présence nous rappelle l’époque du flottage sur la rivière et de la drave.
Sur le fil du rasoir
À partir de 1888, le bois qui flotte sur la rivière alimente surtout les usines de pâtes et papiers. Lorsqu’est venu le temps d’acheminer toute cette matière première, cette industrie s’est laissée inspirer par le Saint-Maurice. Sur toute sa longueur, la rivière se trouve alors tapissée de bois et devient une route à l’usage des papetières pendant plus de cent ans.
Pour diriger les billots que le courant transporte des camps de bûcherons jusqu’aux usines, les draveurs sont confrontés à de nombreux risques. Tout en se maintenant en équilibre sur les pitounes, ils doivent effectuer différentes manœuvres à l’aide d’une longue perche qu’on appelle une gaffe.
Le danger est donc grand de tomber à l’eau, mais les draveurs, qui souvent ne savent pas nager, travaillent sans gilet de sauvetage. Pour ceux qui perdent l’équilibre, s’en sortir indemne ou seulement blessé est une chance, car il y a un risque élevé de mourir d’hypothermie ou d’être emporté par le courant et de périr dans les remous.
Lorsque les billots s’amoncellent les uns sur les autres, il se forme des embâcles que l’on ne réussit parfois à défaire qu’en utilisant de la dynamite. Le péril est tout aussi grand quand il s’agit d’éviter les rochers en ramant dans une barge à travers les rapides, entourés de centaines de pitounes. Avouez que nous sommes davantage en sécurité à bord de notre canot !
L’ingénierie en renfort
Si elle a ses avantages, la rivière pose aussi plusieurs défis pour le transport du bois. Différents aménagements sont donc construits à partir de 1851 pour répondre au besoin des entrepreneurs. On parsème la rivière d’estacades pour contenir les billots de bois et permettre la circulation des draveurs.
On fait aussi installer des glissoires à billes pour contourner les chutes, notamment à Shawinigan, où les travaux les plus importants sont réalisés. Vers 1855, une importante équipe de draveurs travaille à proximité de ces chutes sous la conduite du maître des estacades François Rousseau. Il occupe ce poste jusqu’à son décès en 1881.
L’activité de la drave se poursuit jusqu’en 1995 alors que le dernier chargement de billes est jeté dans le Saint-Maurice. De nos jours, il n’est cependant pas rare de rencontrer des pitounes à la dérive qui émergent d’un autre temps en se laissant bercer par le courant.