Les Fros, par Richard Desjardins
Date : 1993
Crédits : Richard Desjardins, Richard Desjardins au Club Soda, Fukinic, Distribution Fusion III, 1993.
Photo : Pochette de l’album Richard Desjardins, Richard Desjardins au Club Soda, Fukinic, Distribution Fusion III, 1993.
Nous sommes à la barrière de la mine Noranda en 1934, une grève en pleine crise économique qui est menée par ceux qu’on appelait, quand j’étais petit, les Fros. « Les Fros » était, est une contraction du mot foreigner qui signifie « étranger ». À cette époque, les Canadiens français ne travaillaient pas dans les mines. Ils considéraient qu’ils étaient pour passer assez de temps sous-terre une fois morts, qu’il n’était pas nécessaire de se presser (Rires). Ce qui a un certain sens. Les Fros avaient fui la misère de toutes la Russie des années 1920-1930. Des Ukrainiens, des Polonais aussi. Ils avaient pris le bateau pour traverser la manche pour arriver au Canada, à Halifax, où un agent d’immigration les accueillait : «Welcome Sucker ! » (Rires) « Nous venons de découvrir dans le nord du pays une belle et grande région qui s’appelle l’Abitibi et qui veut dire en indien : là où c’est que l’asphalte arrête. » Pour vrai! (Rires) « Nous venons d’y découvrir un immense gisement de cuivre et votre travail consiste à aller l’exhumer. Et si vous faites bien ça et que vous ne contreveniez pas aux lois du pays, dans 5 ans on va vous munir de papiers d’identité.» Telle était l’entente. Alors les Fros sont partis pour Noranda. En même temps aussi que beaucoup de Canadiens français à l’époque de la crise qui fuyaient, eux, la misère de Trois-Rivières, de Québec et de Montréal. Ils sont partis 50 000, mais en agriculture… cultiver des variétés de carottes polaires. Mais ils étaient très heureux en fonction des nombreux et variés couchers de soleil qu’ils contemplaient en égrainant leurs chapelets en bleuets séchés (Rires). Les Fros ont travaillé un certain nombre d’années, ils ont rencontré un moment donné le gérant de la mine qui s’appelle Monsieur Roscoe. Roscoe était un type passablement renfermé sur lui-même, qui avait acquis son métier d’ingénieur minier dans les mines d’or d’Afrique du Sud au détour du siècle. Ce qui laisse supposer une certaine conception des relations industrielles (Rires). Après quelques années, ils sont allés voir monsieur Roscoe et ont exigé un certain nombre de points. Il n’y avait pas d’union, pas de syndicat dans ce temps-là, c’est évident. Premièrement, ils ont demandé un séchoir pour se sécher, il fait très humide sous la terre. Dangereux. Deuxièmement, quand vous levez la cage à 5h, ne plus jamais oublier personne dans les galeries. Ce qui était courant à l’époque. Et troisièmement, un salaire qui étirait vers le salaire infinimum, si je peux m’exprimer ainsi. Alors Mr Roscoe, un type renfermé sur lui-même, a fermé la porte et a appelé la R.C.M.P. C’est là qu’ils ont envoyé, pour la première fois dans l’histoire du Québec, les grenades lacrymogènes sur du monde. Les Fros ont été arrêtés et amenés à Amos. Ils ont été reçus par le juge qui leur a demandé leurs papiers. Ils ont été renvoyés chez eux et les Canadiens français, qui sortaient eux-mêmes d’une terrible grève de bûcherons, ont pris leur place à la Noranda.
Les Fros
Ils ont demandé des ventilateurs, à cause du gaz dans le smelter (la fonderie) : « On veut de l’eau chaude, on veut aussi un peu de soleil avant la nuit. Remontez la cage avant cinq heures. » « Dehors les Fros », a dit Roscoe. « That’s what I call a silly cause. Cause I’m only here for the money, stupid. The French Canadians wanted by the mine. » (Voilà ce que j’appelle une cause ridicule. Parce que je ne suis là que pour l’argent, stupide. Les Canadiens français étaient voulus par la mine.) Ça fait cinquante ans aujourd’hui que les blokes (anglais) sont ici pour le cuivre. Nous autres, un peu plus pour survivre comme les lièvres qui courent la nuit. À Montréal, à Trois-Rivières, à Québec, il n’y a rien à manger. Le monde n’est pas content. La misère noire ce n’est pas drôle à voir. Envoye dans le bois, ça presse ! Une poche de fleurs, une canne de graisse. C’était l’Abitibaloney, des années mille neuf cent trente quelque. « Il y aura du gagne pour toute le peuple. De l’espace, de la liberté », qu’ils ont dit. Mais tu t’habitues à penser à toi, quand la terre gèle en plein été. Les Foreigners ne sont pas rentrés, les cheminées se sont arrêtées, qu’on a bien vu de Cléricy. « Laissons brûler les abattis; la mine engage, je descends dans cage. Il n’y a pas de trou plus sombre qu’ici. » « Tant qu’il y aura de la boucane, il n’y aura pas de chicane dans ma cabane, il n’y aura pas de grève pour vendre des chars, ce n’est pas trop bon, dit le député, je vais aller en parler à télévision. » « Bend on your knees Commies and sing a song for your kind Copper King » (Courbez les genoux, communistes, et chantez une chanson pour votre aimable roi du cuivre. Vive la company (compagnie) ! On n’aime pas longtemps un homme qui se plaint. Un dernier mot seulement, et puis j’efface mon chemin. Le jour où c’est qu’on me trouvera mort, enterrez-moi debout la tête dehors. Au soleil!