Article de journal
Date: Novembre 2003
Crédits: Signal Star de Goderich
Les souvenirs de la grande tempête toujours présents
Denis Sinnett
« Je me souviens de la tempête », m’a dit mon cousin John Howard, lorsque nous nous sommes assis pour discuter.
« J’allais rejoindre mon père, qui travaillait sur un engin de l’autre côté de l’enclos de la ferme, lorsque le vent a débuté. Un petit jet de feuilles et de poussière s’est hissé du sol et s’est déplacé en spirale dans les airs. Tu sais, c’était comme s’il se soulevait et se déplaçait dans la cour. Chaque fois qu’il touchait le sol, il emportait plus de feuilles dans son sillage. Mon père l’a remarqué lorsque le tourbillon a emporté des planches de bois qui étaient empilées. Il m’a crié de rentrer à la maison et a couru vers la grange pour fermer les portes. Lorsque le tourbillon s’est approché de la grange, il a emporté un poulet, qui a disparu parmi les feuilles. La dernière chose que j’ai vue était une paroi du hangar qui avait été arrachée et soulevée dans les airs, et qui claquait bruyamment en retombant. Je me souviens de la tempête comme si c’était hier, mais c’était il y a 90 ans; j’avais trois ans à l’époque. »
C’était le 7 novembre 1913, et mon cousin John assistait aux débuts de l’« ouragan blanc » qui s’abattit sur le lac Huron et entraîna le naufrage de plus de 40 bateaux, dont six cargos, et coûta la vie à toutes les personnes qui étaient à leur bord.
« Lorsque mon père et moi avons rejoint la maison, poursuit-il, plus personne n’en est ressorti pendant quatre jours. »
Selon les rapports météorologiques de l’époque, la température extérieure avait chuté de 30 degrés en quelques heures, et le temps automnal doux de la veille s’était transformé en blizzard poussé par des vents atteignant 112 kilomètres/heure. Une personne s’aventurant à trois mètres de sa maison risquait de se perdre dans ce voile blanc et ne jamais revenir.
« J’entends encore le bruit des fenêtres qui claquaient et de la maison tout entière qui grinçait, comme si elle était sur le point de s’effondrer. Je ressentais la peur de mon père et de ma mère alors qu’ils allumaient des bougies et bouchaient les fentes pour empêcher la neige de pénétrer dans la maison. Ma tante Bessie était en visite et elle avait l’un de ces objets que les prêtres utilisaient pour asperger les gens d’eau bénite. Elle se promenait dans la maison et aspergeait tout sur son passage. Je me souviens les avoir entendus parler des pauvres familles dont le garçon se trouvait sur le lac. Tu sais, à cette époque, il y avait dans presque chaque famille quelqu’un qui naviguait sur les lacs. Je ne me rappelle plus de rien d’autre pendant plusieurs années après cette tempête », me déclare-t-il.
« C’est cela qui est étrange. À mon âge, il est plus facile de se souvenir de ce qui est arrivé il y a 90 ans que des événements la semaine dernière. Il n’empêche que les personnes âgées ont continué de parler de cette tempête pendant vingt ans. J’ai entendu de nombreux récits autour du poêle à bois du magasin de Kintail ou à l’atelier du forgeron de Harvey Miller. En vieillissant, j’ai commencé à comprendre quelle avait été l’ampleur de cette tempête. »
La tempête avait en effet été très violente.
Au total, on a répertorié 235 personnes ayant trouvé la mort sur le lac Huron lors de cette tempête; il est également possible que d’autres personnes figurent au nombre des victimes puisque la tenue des dossiers maritimes à l’époque n’était pas des plus rigoureuses.
L’ampleur de cette tragédie était particulièrement évidente chez les agriculteurs qui vivaient au nord de Goderich, car les vents de novembre 1913 avaient fait échouer sur les rives du lac Huron les corps congelés des marins qui avaient eu la « chance » d’enfiler un gilet de sauvetage. Les agriculteurs récupérèrent de nombreux corps le long du lac.
« Une telle quantité de corps avait été rejetée sur les rivages, m’explique John, que l’entrepreneur de pompes funèbres de Goderich a dû envoyer une voiture de livraison tirée par des chevaux pour ramener en ville les corps des marins, empilés les uns sur les autres. Il était impossible de les identifier. Une pierre tombale a été érigée au cimetière de Kintail avec l’inscription ‘Marins inconnu, 1913’; il y en a cinq ou six autres semblables à Goderich. J’imagine aussi qu’il y en a aussi à Kincardine ou dans d’autres villes qui longent la rive est du lac. Le corps de l’un des garçons originaires de Kingsbridge a été retrouvé en bordure du lac Érié. »
En fait, la nouvelle d’un cimetière à grande échelle déployé le long des côtes canadiennes s’est rapidement propagée, entraînant l’arrivée massive d’amis et de parents de victimes venus identifier les corps, ainsi que de pilleurs à la recherche de marchandises et d’effets personnels. Les corps étaient d’abord répartis en fonction du nom du bateau inscrit sur leur veste de sauvetage afin de déterminer sur quel bateau ils étaient embarqués et, lorsque c’était possible, on les identifiait par la couleur de leurs cheveux, leurs tatouages et d’autres caractéristiques personnelles.
« Tu sais, me dit John en étouffant un petit rire, il y avait un marin de Hamilton que l’on avait identifié grâce à un tatouage, des dents manquantes, des orteils qui se chevauchaient et d’autres caractéristiques, et qui a ensuite assisté à ses propres funérailles. Il avait quitté son navire à Toronto avant la tempête, avait appris sa mort en lisant les journaux et s’était présenté à ses propres funérailles. Il croyait que ce serait une bonne farce à faire à sa famille. Je ne sais pas si sa famille lui a laissé la vie sauve ou non après cela. »
Au final, seul un faible pourcentage des corps a été retrouvé, car la plupart ont coulé avec leur bateau. Les historiens spécialistes des phénomènes météorologiques nous disent maintenant qu’une masse d’air chaud provenant du golfe du Mexique et une masse d’air polaire sans précédent provenant du Canada sont entrées en collision au-dessus du lac Huron en 1913 et que des vents de 70 nœuds ont projeté des vagues de 11 mètres sur les bateaux avec une telle intensité que rien n’aurait pu y résister.
Ils ajoutent que de telles conditions sont très peu susceptibles de se reproduire de nouveau.
Mon cousin John conclut : « Je suis certain de deux choses. Premièrement, le fait d’avoir assisté à une tempête comme celle de 1913 me suffit et, deuxièmement, je suis heureux que ce petit tourbillon de vent ne m’ait pas emporté avec lui en rebondissant sur la grange. »